richard.corbet.free.fr

Tous les jours s'appellent Charlie

Retour à la page originale
[Page 1] [Page 2] [Page 3]
S'il avait suffi de courir sous la pluie derrière elle pour la séduire, Charlie y serait parvenu dés le premier soir.

— Qui c'est ce mec, se dit Laura en ouvrant son parapluie.

Les trottoirs étaient luisants, glissants, macadamisés et tristes à mourir en automne. Charlie qui s'était mis à courir en la voyant s'éloigner sous son parapluie fantaisie s'étala et alla donner de la tête contre le pied vert sale d'un banc public.

— Il n'était pas si mal, se dit-elle en faisant glisser la bretelle de son soutien-gorge. Nue devant le maigre public, elle commença à se caresser.

Le pied du banc était vert. Peinture, ou moisissure, un vieux platane achevant de crever à quelques mètres de là. Deux jambes emballées de nylon gris clair, épaisses, se soulevèrent au passage de sa tête. Il eut le temps d'apercevoir une petite culotte blanche puis il percuta l'arête du pied vert du banc. Il entendit un cri, puis un bruit de chasse d'eau ou plutôt de torrent, ou d'avalanche mais ça n'était certainement rien de tout ça. Euh ! Le pied du banc vira au rouge. Après les applaudissements, elle ramassa ses vêtements et quitta la scène. Elle ne savait pas si elle passerait un jour amateur. Je repasserai par cette rue. On verra bien. Elle haussa les épaules et sourit a la glace. La recette ce soir la fut bonne.

Le trottoir était froid et mouillé. Du moins, grâce à la pluie n'était il pas salle. Un seul L à sale, se dit Charlie ? Il était écrivain Charlie. Surtout vain. Une goutte tomba du coin du banc sur la joue de Charlie, plus grosse que les autres qu'il ne sentait pas. Il y eut un bruit de fin du monde et un parfum de cuir envahit l'atmosphère. Le ciel prit une teinte rouge. Charlie se sentit soulevé avec compétence. Pas un de ses os ne bougea. Ils n'en avaient aucune envie d'ailleurs. Etait-on en train de l'enlever ? Il n'y a qu'à moi que ces choses arrivent.

— Laura Laura Laura Laura Laura

Et si elle ne s'appelait pas Laura ?

— Ma chère, dit le directeur en têtant son cigare avec une obscénité de nabab hollywoodien, ma chère...

Mais la proposition était malhonnête et Laura refusa.

Elle se prénommait Louise, Laura. Il pleuvait toujours et l'averse avait nettoyé le pied du banc. Il était une heure du matin. Pas une trace de l'accident de Charlie. Laura repassa en sens inverse, les épaules un peu plus basse que le matin, son imperméable luisant sous la pluie. Elle adorait Lauren Bacall. Un jour elle changerait son prénom en Laura.

Ton regard est mon phare
Ton corps est mon rivage

Pourquoi, se dit Charlie, y-a-t-il des Victor Hugo et des gens comme moi ? Il cacha son maigre poème sous son traversin et se retourna sur le ventre pour penser plus à l'aise. Sa tête lui faisait mal. Où est-elle ? Une infirmière lui apporta ses médicaments. Il lui posa la question mais la réponse ne fut pas satisfaisante. Les heures passaient. La vie.

Laura-Louise s'assit sur le banc. Oui, juste sur ce banc-ci. Ou bien celui d'à-côté.

Ce qui est sûr est qu'elle s'assit. Sur un banc. A dix heures du soir, en hiver et sous la pluie. Les rares passants lui jetèrent des coups d'oeil inquiets mais ils avaient à passer. Louise se sentait fatiguée. Elle ne se souvenait pas clairement de ce qu'elle faisait là. Elle s'affaissa doucement sur le banc.

— Vous allez avoir de la compagnie.

Il y avait eu un passant pour s'arrêter. Laura était toujours sur le banc.

— C'est une jeune femme. Ça ne vous gêne pas ?

La structure du réel est celle d'un nid d'abeille. Il y a une reine, tout au fond, immuable, qui sert de pivot, de ciment, et des ouvrières qui s'agitent et construisent le décor. Sans reine, la ruche meurt ; sans ouvrières la reine ne peut survivre. De même un homme ne peut vivre sans croire à la réalité du monde qui l'entoure. S'il la nie, elle cesse d'exister et il disparaît avec elle : la réalité est un consensus.

Je ne vaux pas mieux comme essayiste que comme poète, se dit Charlie.

— Et elle, ça ne la gêne pas ?

— On ne lui a pas demandé dit l'infirmière. Elle est dans le coma. — Je vous aime, dit Charlie. Je crois que vous êtes Laura et je vous aime. Ouvrez les yeux, vous êtes ma reine des abeilles. Je ne peux pas vivre sans vous.

— Vous n'êtes pas raisonnable, dit l'infirmière. Si je vous trouve encore une fois à son chevet, je demande son transfert au docteur.

— Mais je l'aime.

Il fait nuit. Charlie entend Laura respirer, imperceptiblement. Il se lève. Il se dirige, nu, vers son lit. Elle est là. Avec infiniment de douceur, il écarte les draps puis remonte sa chemise sur son ventre avant de s'allonger sur elle. Laura. Il ne lui faut pas longtemps, il l'aime tant.

C'est ainsi chaque nuit. La surveillante s'en fout. Elle n'aime pas les actrices.
[Liens] [Livre d'or] [Plan du site] [Accessibilité] [Mentions légales] [Contact] [Choix du style]
Valid XHTML 1.0 Strict Valid CSS!
Dernière modification le 2005-12-01
© Richard Corbet