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Quelqu'un jeta une bûche dans le feu et le vieillard au cou nu se traîna vivement hors du cercle de lumière. Il avait faim, il avait froid mais il était trop tôt encore pour réclamer une part de la chasse fructueuse qui réjouissait les guerriers. On le tolérait, pas davantage, songea-t-il en massant pensivement la cicatrice qui encerclait son cou ridé. Dans quelques heures, rassasiée, la tribu lui ferait l'aumône de quelque os à moitié rongé en échange d'histoires de cet ancien temps dont il était l'un des rares survivants. Ils étaient tous si jeunes, si brutaux, si dépourvus de mémoire. Il attendit, se laissant bercer par le murmure de la Seine, qui bouillonnait non loin de la, se frayant péniblement un chemin parmi les ruines de Notre Dame et les entretoises rouillées de la Tour Eiffel.

Un livre vola et vint le frapper au visage. Il ramassa le volume, curieux d'en connaître le titre, et un murmure de colère chassa les rires qu'avait soulevé cette bonne plaisanterie. Qui savait lire, à présent, à part lui, et quel besoin avait-on d'un 'Traite du désespoir' ? L'oeuvre de Kierkegard rejoignit la bûche. Les heures passèrent. Il se rapprochait peu à peu du foyer déclinant. Enfin, on le laissa se saisir d'un quartier de viande et calmer sa faim. Il mangea aussi longtemps qu'il l'osa puis, après un coup d'oeil circulaire sur son futur auditoire, resserra ses hardes sur son corps frissonnant. Tout autour de lui, des visages rougis attendaient avidement qu'il acquittât sa dette. Mais que restait-il à raconter qu'ils n'aient déjà mille fois entendu. Il était trop vieux pour partir à la recherche d'une nouvelle tribu.

– Autrefois, dit-il, le lieu ou nous campons s'appelait l'Élysée.



" Il aurait pu mettre une cravate..." chuchota mon voisin.

Le Président, c'est vrai, faisait négligé. Veste fripée, cheveux en bataille, menton douteux, il paraissait sortir d'une interminable partie de poker. Inquiétant ! Surtout de la part d'un homme aussi fier de sa réputation d'élégance. Mais des raisons qui font réunir les principaux conseillers du Chef de l'Etat à trois heures du matin, sans préavis, peuvent bien expliquer aussi un certain désordre vestimentaire. Je le fis remarquer à mon voisin qui haussa les épaules, peu convaincu.

– Presque tous les autres sont impeccables, dit-il avec un coup d'oeil à mon cou nu. C'était vrai aussi. Debout derrière le fauteuil présidentiel, trois militaires en grande tenue, l'oeil vif, des porte-documents sous le bras, observaient avec une pointe de mépris un troupeau de civils ensommeillés s'installer dans la confusion et les disputes protocolaires autour de la table de conférence. Il y avait pourtant là du beau monde : plusieurs ministres, quelques très hauts fonctionnaires et deux récents prix Nobel de physique. Le Président cessa de se frotter le menton, consulta sa montre, jeta un regard courroucé à deux ministres qui se disputaient à voix basse le même siège, tendit un bras en arrière, prit le dossier que son aide de camp lui remit et entra directement dans le vif du sujet.

– Messieurs, dit-il, un objet spatial qui n'a pas été fabriqué par l'homme se dirige droit vers la Terre. Les deux ministres tombèrent assis sur les genoux l'un de l'autre. L'un des prix Nobel prit une expression extatique tandis que l'autre se renfrognait dans les mêmes proportions. Le Directeur de la Banque de France déclara que cette nouvelle était la plus ahurissante depuis l'abandon de l'étalon-or. Celui du contre-espionnage y vit aussitôt une manoeuvre soviétique puis se souvint qu'il n'y avait plus de soviétique et s'interrompit net au milieu de sa phrase, désemparé. Le Ministre de l'Intérieur proposa d'en profiter pour organiser des élections anticipées. Celui de la Défense, enfin, se montra le plus raisonnable.

– C'est impossible, déclara-t-il, les Américains nous auraient prévenus.

Sa déclaration péremptoire mit fin aux clameurs.

– Au fait, dit le Président en se tournant vers son Chef d'Etat-Major Particulier, vous êtes sur que nous sommes les premiers ?

– Absolument, Monsieur le Président, nous avons utilisé le dispositif dont je vous ai parlé. Le ministre manqua s'étouffer d'indignation.

– De quoi s'agit-il, éructa-t-il en luttant pour ne pas élever la voix. Pourquoi ne suis-je pas au courant ?

Le Président eut un geste d'apaisement.

– Un petit programme de recherche auquel j'ai donné mon accord, expliqua-t-il. Rien de bien important, Alain.

– Si c'est ma démission que tu veux...

– Calme-toi.

– La majorité ne peut se permettre le luxe de querelles intestines, déclara doctement le Ministre de l'Intérieur. – Elle le pourrait si vous aviez procédé à un redécoupage correct des circonscriptions, rétorqua le Ministre de la Défense.

– Je n'ai pas de conseil à recevoir de quelqu'un qui ne sait pas ce qui se passe dans ses propres services.

Cramoisi, le Ministre de l'Intérieur se levait quand l'un des deux prix Nobel nous rappela pourquoi nous étions réunis.

– C'est juste, dit le Président, il faut déterminer quelle sera la position de la France face à cet événement. Si nos calculs sont justes, les Extra-Terrestres seront là dans deux jours.

Il y eut de nombreuses suggestions, que je consignai fiévreusement, mais - pour finir - il fut décidé de ne pas ébruiter la nouvelle afin de ne pas révéler nos progrès en matière de techniques de détection. On convint seulement que la France, dans ces circonstances exceptionnelles, ne devait pas faillir à sa tradition de terre d'accueil et souhaiterait la bienvenue aux étrangers s'ils arrivaient dans des dispositions pacifiques. Néanmoins, et pour parer à toute éventualité, le Président décida de placer notre dispositif de guerre des étoiles en alerte orange. C'était la première fois que nous en entendions parler. Quand j'eus fini de mettre au propre le procès-verbal de la réunion, tous les participants s'étaient éclipsés. Le Président, qui devait le signer, attendait impatiemment dans mon dos.

– Voila, j'ai fini, dis-je en lui tendant les feuillets.

Il me les rendit signés et j'allai me lever après les avoir rangés dans mon attaché-case quand il m'attrapa le bras.

– Vous n'allez pas partir comme ça, mon garçon. J'ai beaucoup apprécié votre attitude pendant cette réunion. Vous êtes de ceux qui ont gardé leur sang-froid. Suivez-moi.

Il traversa le salon et ouvrit une porte à moitié dissimulée par des tentures. Un nuage de fumée s'échappa de l'ouverture.

– Venez, venez, insista-t-il en me voyant hésiter et il m'entraîna derrière lui.

Quatre hommes attablés occupaient la pièce, entourés d'un monceau de boite de bière vides et de cendriers pleins. Je reconnus avec stupeur mon supérieur hiérarchique, le Secrétaire Général de l'Élysée, que l'on avait cherché vainement ce soir avant de faire appel à moi. Près de lui, l'Aide de Camp du Président, celui de la fameuse mallette – que je ne vis nulle part – fumait, renversé sur sa chaise, une cigarette à l'odeur bizarre. Les deux derniers m'étaient inconnus. Le Président s'assit et m'invita à en faire autant. – Ouf ! fit-il, j'ai bien cru qu'on n'en finirait jamais. A qui de distribuer ?

Quelques heures plus tard, après une âpre négociation avec la serrure de mon appartement, je m'effondrais sur le canapé du salon quand le téléphone retentit.

– ... dans une heure, entendis-je, quand l'écouteur trouva mon oreille.

– Pourriez répéter, marmonnai-je.

– Vous êtes nommé conseiller spécial du Président. Il vous attend à Roissy, dans une heure.

– Je le quitte.

– Votre vie privée...

– Non, je veux dire : je sors d'une... euh !... réunion qu'il présidait et il ne m'a pas parlé de cette mo... nomination.

– Le Secrétaire Général vient d'être pris d'un malaise. Vous le remplacez.

– Grave ?

– Je ne sais pas, un nom latin.

– C'est bon, dis-je en raccrochant, j'y serai.

Mes collègues, quand je les rejoignis, patientaient dans un salon privé de l'aéroport en attendant le Président. Nous n'étions qu'une demi-douzaine, dont mes trois compagnons de jeux encore valides. Les deux autres, le Chef d'Etat Major Inter Armes et le Chef d'Etat Major Particulier, discutaient entre eux, un peu à l'écart.

– Où allons-nous ? demandai-je, après les salutations d'usage. – G7 spécial, déclara froidement le Conseiller pour l'Antarctique.

– A propos de la nouvelle d'hier ?

– Quoi d'autre, mon Dieu ? fit le Conseiller pour les Questions Religieuses en levant les yeux au ciel.

L'Aide de Camp m'entraîna à l'écart.

– On ne vous a rien dit ? s'étonna-t-il.

– J'ignore même qui m'a envoyé ici, avouai-je, j'ai oublié de demander son nom à la personne qui m'a téléphoné.

– Je ne parle pas de çà, répliqua-t-il avec un geste d'impatience, je parle de votre mine.

Et il se mit à fouiller fébrilement dans les poches de son uniforme sous mon regard ahuri.

– Voilà, dit-il enfin en brandissant un flacon empli de comprimés d'un joli rouge. Prenez çà !

– Qu'est-ce que c'est ?

– Des amputes, déclara-t-il triomphalement. Le Président déteste les gens amorphes.

Je me sentais déjà beaucoup mieux quand le Président apparut – en pleine forme. Aussitôt, mes compagnons se pressèrent autour de lui comme une troupe de chats affamés qu'il régala de poignées de main et de sourires. Deux nouveaux venus l'accompagnaient : son Pilote Particulier et, à ma grande surprise, l'homme à qui, la veille au soir, la tenue du Président avait tant déplu.

Le trajet fut long et fastidieux. Le Président disposait dans l'avion d'un bureau où il fit rapidement appeler ses deux conseillers. Les visages de mes autres compagnons de voyage s'allongèrent et la conversation languit. Les heures s'égrenèrent. De temps à autre, la porte du bureau s'ouvrait et des bouffées de musique s'en échappaient quand l'un de ses occupants se rendait aux toilettes. Je tentai en vain de dormir, puis de causer avec l'amateur de cravates. Mais il ne savait – ou ne voulait – parler que de chiffons et j'abandonnai bientôt mes efforts pour me contenter d'attendre, l'esprit vide, que nous arrivions... je ne savais toujours pas où. C'était New-York. Notre avion fit sans raison apparente – le temps était splendide et le trafic minime – quelques tours au-dessus de l'aéroport puis il se posa. Le Vice-Président en personne nous attendait, très droit, très raide, très professionnel. Il serra la main à chacun de nous, trouvant sans doute étrange, sans en laisser rien paraître, de nous voir tous descendre de l'appareil avant son passager le plus éminent. Enfin, notre Président, tout feu tout flamme, apparut sur la passerelle qu'il descendit quatre à quatre avant de se précipiter sur son hôte et de lui secouer vigoureusement le bras tout en lui donnant de grandes claques dans le dos. Je cherchai des yeux l'Aide de Camp qui me montra discrètement son flacon de comprimés, vide.

Le Vice-Président nous conduisit jusqu'au lieu du sommet, un palace champêtre dans les environs de Washington. Les autres délégations étaient déjà sur place et l'on n'attendait plus que nous pour délibérer. Chaque pays n'ayant droit qu'à quatre représentants, il nous fallut donc, à peine arrivés, déterminer qui accompagnerait le Président. A ma grande surprise, ce fut l'amateur de cravates qui en décida.

– J'irai, dit-il, ainsi que l'Aide de Camp, évidement. Qui veut être le troisième ?

Toutes les mains se levèrent, sauf la mienne.

– Très bien, ce sera donc le Secrétaire Général Adjoint.

 

Les débats avaient lieu dans une salle de bal où l'orchestre avait été remplacé sur son podium par une batterie de téléviseurs. Tous les murs étaient aveugles et l'unique entrée sévèrement contrôlée par des membres musclés de la CIA. Au centre de la piste, sans égard pour le parquet verni, avait été installée une table ronde autour de laquelle avaient pris place, dans de moelleux fauteuils, les chevaliers blancs – et jaunes – du monde industrialisé. Derrière chacun d'eux, perchés sur des chaises inconfortables, leurs trois conseillers fouillaient dans les mallettes, cartables, et autres sacs-à-dos posés sur leurs cuisses serrées. Mais les dossiers qu'ils en sortaient me parurent bien minces.

Un des conseillers du Président des USA se pencha et dit quelques mots à l'oreille de son chef. Celui-ci, qui jusque là avait raconté des histoires drôles à sa voisine anglaise, se leva et déclara la séance ouverte. Le Secrétaire du P.C. Chinois souleva lentement une paupière.

– Vous savez tous, continua le Président de sa belle voix chaude, quel est l'objet de ce sommet. Les informations que nous vous avons transmises dans la nuit ont du être confirmées par vos propres services de renseignements. Elles suffiraient à justifier notre présence ici, même sans les faits nouveaux qui sont apparus depuis. Mais ceux-ci rendent la situation gravissime. C'est la guerre qui se dirige vers nous. Voyez !

Il se rassit, la lumière diminua, et les téléviseurs se mirent en marche.

Ce fut d'abord un plan large, représentant l'ensemble de la galaxie, puis, en caméra subjective, une plongée vertigineuse au milieu des étoiles. Une voix s'éleva.

– Nous venons de loin, de très loin. Notre voyage, à des vitesses infiniment supérieures à celle de la lumière, a duré des dizaines de vos années. Mais nous voici.

L'image se stabilisa et la Terre apparut.

– Nous avons besoin d'espace, continua la voix, mais nos intentions sont pacifiques. Quoique notre intelligence, notre science et notre technologie soient sans commune mesure avec les vôtres, nous sommes prêts à vous laisser jouir auprès de nous de la liberté que vous accordez vous-mêmes à vos animaux domestiques.

Il y eut une pause. La caméra fit lentement demi-tour et le vaisseau Extra-Terrestre apparut dans le champ, colossal, à en juger par la taille des êtres en combinaison spatiale qui grouillaient à sa surface. La caméra se rapprocha de l'un d'eux, le suivit à l'intérieur d'un sas et ne le quitta pas tandis qu'il se débarrassait de son scaphandre. Un être semblable à nous, somptueusement vêtu, apparut et fit face à l'objectif.

– Je suis le chef de cette expédition, dit-il, et je vous envoie ce message en gage de bonne volonté. Soumettez-vous et vos descendants, dans quelques milliers de générations, jouiront du même niveau de civilisation que les nôtres. Mais si vous choisissez de résister, d'essayer de résister, vous n'aurez pas de descendance.

Les téléviseurs s'éteignirent et la lumière revint. Le Président américain reprit la parole. – Voila ce qui nous a été transmis dans la matinée. L'origine et l'authenticité ne font malheureusement pas de doute.

– A-t-on estimé la capacité de ce vaisseau, demanda le Secrétaire du P.C. chinois.

– Plusieurs millions d'hommes, s'il s'agit, comme c'est probable, d'un projet de colonisation. L'équipage à lui seul peut avoisiner les cent mille.

– Résister serait de la folie, dit le Président du Conseil Italien. Mieux vaut tout accepter, quitte à s'arranger plus tard.

– Il n'est pas dans les traditions de mon pays de s'affoler à la première menace, affirma le Premier Ministre Anglais. Nous ne nous sentirons pas liés par toute décision capitularde.

– Il faut arriver à une position commune, déclara le Président des USA, je ne pense pas que ces gens-là font de différence entre nous. Je suggère...

– La France n'entend pas aliéner sa souveraineté, même dans ces circonstances.

– Bon sang, explosa la Présidente Russe, ne sommes-nous pas capables de faire passer les intérêts de l'espèce avant nos intérêts particuliers ?

– Venant de vous, MONSIEUR... glissa le Président de la République Française.

La Présidente, transsexuel notoire, blêmit.

– Vos propres moeurs... commença-t-elle avant d'être interrompu par le Premier Ministre Anglais.

– Ces querelles sont ridicules, trancha-t-elle. Je suis d'accord quand on dit qu'il faut faire front commun. Quelques millions d'hommes, même supérieurement armés, ne peuvent rien contre des milliards, si ceux-ci sont déterminés. Certains d'entre nous l'ont appris à leurs dépens dans des guerres ou la disproportion des forces, à défaut de leur ordre de grandeur, était la même. – C'est de la folie, plaida l'Italien. On ne peut s'engager dans une guerre sans rien connaître de l'adversaire.

– Il a raison, déclara le Chancelier Allemand à la surprise générale. Je n'aime pas trop leur discours sur notre infériorité mais s'il y a là-dedans quelque chose de vrai...

– Tandis que dans le cas contraire, nous serons toujours à temps de les étouffer sous le nombre, continua le Chinois.

– C'est vrai, opina le Canadien.

– J'ai le regret d'approuver cette position, dit le Japonais, et la faire ratifier par mon parlement sera mon dernier geste politique. Je ne saurai survivre à un acte aussi déshonorant.

– Il ne faut pas parler comme çà, mon vieux, dit l'Américain. Je suis le chef de l'état le plus puissant du monde et je l'approuve bien, moi, cette décision.

– L'Angleterre, pour sa part, la désapprouve mais s'y rallie, à son corps défendant, n'ayant pas les moyens nécessaires pour assumer seule la défense de la Terre.

– Je crois donc que nous sommes tous d'accord, dit la Présidente Russe.

– Pas moi, dit le Président Français. Et il allait répéter cette phrase toute la journée.

Je profitai d'une suspension de séance pour me pencher vers l'Amateur de Cravates – dont je ne connaissais toujours pas les fonctions exactes. – Que cherche-t-il, au juste ? murmurai-je.

– Gagner du temps.

– Pourquoi faire ?

Mais avant qu'il ait eu le temps de répondre, dans un grand battement de portes, un militaire effaré faisait irruption dans la salle, au mépris de tout protocole.

– Ils sont là, bégaya-t-il.

Au même instant, en un éclair aveuglant, tous les téléviseurs se rallumaient. Je reconnus New-York à ses deux tours jumelles, mais un New-York plongé dans l'obscurité, à quatre heures de l'après-midi, par ce que l'on aurait pu confondre avec un épais nuage mais que nous avions tous reconnu : le vaisseau des Extra Terrestres !

Tous, debout, fascinés par le spectacle, nous regardions l'immense engin descendre lentement sur la cité, comme s'il voulait écraser la ville sous sa masse. Les exclamations fusaient dans toutes les langues, les prières se mêlaient aux injures, le Premier Ministre Anglais citait Churchill.

Puis, l'incroyable se produisit. Soudain, sans le moindre signe avant-coureur, le bâtiment se transforma en une énorme boule de feu qui s'écrasa au sol en quelques secondes. New-York était rasé de la carte mais l'envahisseur détruit.

Le tumulte s'enfla encore.

Je me retournai vers le Président, dont je m'étais éloigné pour mieux voir. Il était tranquillement assis, rédigeant un texte sur le dos de l'ordre du jour du sommet. Derrière lui, avec un sourire goguenard, l'Aide de Camp refermait sa valise.

Deux heures plus tard, nous étions sur place, en train de traverser en convoi les ruines fumantes de l'une des plus grandes villes de la planète. Nos dirigeants avaient décidé d'apparaître ensemble sur les écrans du monde entier pour annoncer à l'humanité, du lieu même qui en avait été le théâtre, la plus grande catastrophe et la plus grande victoire de son histoire. – Aucun risque, Monsieur, ils sont tous morts, affirma le capitaine des Marines qui nous servait de chauffeur en réponse à une question de l'Amateur de Cravates. Nous ne détectons plus la moindre activité dans ce qui reste du vaisseau.

Je n'en fus pas étonné. Au-dehors, depuis déjà plusieurs kilomètres, je n'avais pas remarqué âme qui vive, même dans les zones éloignées du point d'impact où tous les immeubles n'avaient pas, comme ici, été détruits.

– Radiations ?... fis-je.

– Une bouffée terrible, confirma le capitaine, mais presque aussitôt dissipée. Il tapota un voyant sur son tableau de bord. Le taux est quasiment normal, maintenant. Nous pourrions sortir de ce blindé sans la moindre protection et pourtant il n'y a pas un seul survivant dans un rayon de vingt kilomètres.

– Le dysfonctionnement d'un de leurs systèmes d'armes nous a sauvés, déclara l'Amateur de Cravate de façon péremptoire en me regardant droit dans les yeux. Nous n'avions rien à opposer à une telle puissance.

– Mais ce ne sera plus longtemps le cas, remarquai-je. Les scientifiques du monde entier vont bientôt grouiller autour de ces débris comme des fourmis autour d'une tartine de confiture renversée.

– Pénétrer des concepts totalement étrangers ne leur sera pas facile. Il faudra des années pour tirer quoi que ce soit d'utile de cette carcasse dit l'Amateur de cravates en désignant les restes calcinés de ce qui avait été un orgueilleux vaisseau de l'espace.

Car nous étions arrivés. Le Capitaine rangea son blindé au coté de ceux qui avaient amené nos compagnons et nous mîmes pied à terre après avoir, à toutes fins utiles, enfilé des combinaisons protectrices.

L'épave était impressionnante et les écrans sur lesquels nous l'avions observé depuis l'intérieur de nos véhicules ne nous avaient pas préparé à accepter son gigantisme. Profondément enfoncée dans le sol, elle n'en culminait pas moins à plusieurs centaines de mètres de haut. Quant à sa longueur, celle du tronçon devant lequel nous nous trouvions n'était pas inférieure au kilomètre. Et ce n'était qu'un tronçon ! Pas même le plus grand ! Mais celui dans lequel se trouvait ce qui nous avait paru être la passerelle de commandement. C'est de là que devait avoir lieu l'allocution conjointe. Tout autour, un immense désert noir où, à la place des gratte-ciel, ne s'élevaient plus que quelques chicots miraculeusement épargnés par les ondes de choc ; un sahara de ruines sur lequel, lentement, retombait un nuage de poussière et de cendre. Pas un bruit, pas un mouvement, pas la moindre tache de couleur et, en plein après-midi, une lumière de crépuscule.

Nous traversâmes un cordon de militaires nerveux pour nous approcher du Président, en grande discussion avec ses collègues.

– Ces cons-là, nous dit-il à voix basse quand il nous vit près de lui, ont la trouille d'entrer la-dedans, tout d'un coup. Ils veulent faire l'émission de l'extérieur.

– Ils étaient pourtant d'accord, tout à l'heure, s'étonna l'Amateur de Cravates.

Sans un mot, le Président lui montra l'épave, qui, à quelques mètres à peine, abrupte, formidable, nous écrasait.

– Les télés arrivent, déclara le Premier Ministre Britannique, il va falloir prendre une décision. On ne peut pas tergiverser devant elles.

– Faisons comme nous l'avions décidé, dit le Président.

Tout le monde se regarda ; personne ne bougea. Alors, soudain, le Président, après un court conciliabule avec l'Amateur de Cravates, se détachant du groupe des chefs d'Etat et de gouvernement, s'engouffra à grandes enjambées dans la première fissure venue de la coque.

– Il faudra bien qu'ils suivent, maintenant, me dit avec satisfaction l'Amateur de Cravates tandis que nous nous précipitions à la suite de notre chef qui nous attendait quelques pas plus loin. Partagé entre la haine et l'admiration, j'acquiesçai. Commença alors l'horrible exploration dont le résultat devait être si funeste. Bientôt rejoints par une escouade de militaires surarmés, une troupe furieuse de politiciens et une meute de journaliste, nous nous engageâmes dans un dédale de coursives, guidés par quelques scientifiques qui prétendaient en savoir déjà plus que nous mais qui palabraient fort longuement et fort peu amènement à la moindre intersection. Nous avancions, cependant, à la lumière blafarde que nous dispensaient les équipes de télévision et dans le brouhaha compact que ravivaient à chaque instant nos découvertes macabres. Car c'était un véritable mausolée que nous explorions. Partout gisaient des corps sans vie dont la morphologie, si proche de la nôtre, arrachait des exclamations de stupeur aux biologistes qui nous accompagnaient. Plus nous nous enfoncions au coeur du vaisseau et plus les cadavres étaient nombreux. Bientôt, au grand désespoir des militaires, nous progressions sans la moindre précaution ; les journalistes couraient en avant ; les savants s'attardaient ; certains allaient jusqu'à choisir des itinéraires différents du gros de la troupe et nous retrouvaient, par hasard, quelques centaines de mètres plus loin, après avoir provoqué des sueurs froides chez notre escorte.

Au bout d'une vingtaine de minutes, à mon avis par le plus grand des hasards, nous pénétrions dans ce qui ne pouvait être que le poste de commandement. Jusque là, assez bizarrement, les couloirs nous étaient apparus parfaitement vides et n'ouvrant que sur d'autres couloirs. Nous n'avions découvert ni cabine, ni dortoir, ni réfectoire ni salle des machines, rien... que ces couloirs lugubres, interminables et surpeuplés. C'était à se demander ce que tant de gens pouvaient avoir eu à y faire.

Le lieu où nous nous trouvions maintenant était bien différent. Conçu dans le même esprit de démesure que le reste du vaisseau, il se présentait comme un vaste hangar circulaire d'un ou deux hectares, dont le plafond, extrêmement bas sur sa périphérie - pas plus de deux à trois mètres - s'élevait très progressivement vers un centre encombré de structures cubiques ou pyramidales sur lesquelles se ruèrent aussitôt les scientifiques. Toute la périphérie, le mur complet, était pour sa part constitué d'écrans, vides maintenant, mais qui avaient dû refléter aux yeux de nos envahisseurs mondes et galaxies au cours du fabuleux voyage qui s'était, pour eux, si mal terminé.

Et devant ces écrans, les mains encore posées sur des commandes incompréhensibles, foudroyés en pleine manoeuvre, des milliers de cadavres semblaient vouloir continuer à diriger le vaisseau du fond de leurs fauteuils mortuaires.

– Hallucinant, me chuchota le Président, on se croirait dans une immense tour de contrôle des années 60. Vous avez vu ce look ? Cheveux courts, lunettes, chemise blanche et cravate, tous les extra-terrestres, autour de nous, étaient taillés sur le même patron.

– Ce doit être une sorte d'uniforme pour les officiers, suggéra l'Amateur de Cravates, les morts des coursives portaient de simples combinaisons.

– Quoi qu'il en soit, cela prouve qu'ils nous observent depuis longtemps, affirmai-je. Ils ont clairement copié notre propre mode.

– Une mode périmée, dit le Président, et la plus dégueulasse des cinquante dernières années. C'étaient des ploucs !

– Mais leurs cravates sont superbes ! protesta l'Amateur de Cravates en passant en revue les cadavres. Et très variées, il n'y en a pas deux d'identiques. C'était peut-être un signe distinctif, ou la marque d'un grade. Il se mit à en dépouiller le corps le plus proche. Et quel tissu, continua-t-il en ôtant la sienne et en la remplaçant par celle dont il venait de s'emparer, plus doux que de la soie, et naturellement tiède. N'est-ce pas un éclatant symbole de notre victoire que d'arborer cet ornement pris sur nos ennemis ?

– Vous avez raison, dit le Président, elles sont splendides. Passez-m'en une. Et il se la noua autour du cou.

Pendant que nous discutions, la télévision avait achevé ses préparatifs. Les chefs d'Etat se rassemblèrent et l'émission commença. Le Président des Etats Unis prit le premier la parole.

– Femmes et hommes du monde entier, commença-t-il...

Et ce fut le début d'une suite de discours ronflants destinés à célébrer ce qui n'était après tout qu'un coup de chance.

Puis vint le tour de notre Président. Au lieu de s'avancer et de se mettre à débiter une litanie de lieux communs comme avaient fait ses prédécesseurs et comme nous nous y attendions, il alla récolter sur les bras de l'Amateur de Cravates les dizaines de cravates que celui-ci avait récupérées pendant les discours et revint vers la caméra en les brandissant avec l'enthousiasme d'un vendeur à la sauvette. – Ceci, affirma-t-il avec une visible excitation, est la clé de la supériorité des Envahisseurs. J'ai cru, nous avons tous cru, qu'il ne s'agissait que d'une pièce de vêtement dont les Extraterrestres nous avaient volé l'idée mais c'est tout autre chose...

Il marqua une pause. Nous nous regardâmes, l'Aide de camp et moi, nous demandant si le Président n'était pas devenu fou au simple contact de cette étoffe étrangère et s'il ne fallait pas trouver un prétexte pour interrompre la retransmission. Mais il reprit la parole alors que nous n'étions pas encore parvenus à une décision.

– Ces... cravates, continua-t-il, sont à nos ordinateurs ce qu'une jambe greffée est à un pilon. Depuis que je porte la mienne, chaque question que je me pose reçois aussitôt une réponse. Je connais la fonction exacte de chacun des objets qui encombrent le centre de cette salle. Je sais lequel de ces cadavres commandait ce vaisseau. Je sais pourquoi notre planète a été choisie comme colonie. Je sais les mesures qu'il nous faut prendre pour résister à la prochaine vague d'invasion. Je sais...

Et il continua ainsi, bientôt appuyé par une cohorte de savants qui n'avaient pu résister à la tentation et s'étaient à leur tour affublé de cette miraculeuse parure.

Peu à peu, sans que les journalistes, conscients de tenir un scoop, n'interviennent pour ramener le calme, son discours se noya dans une tempête de cris d'enthousiasmes. Le principe de la propulsion super-luminique ou la théorie de l'unification des forces se révélaient aux physiciens ; les astronomes comprenaient soudain la structure de l'univers ; les biologistes apprenaient sur nous-mêmes tout ce qu'en savaient nos envahisseurs. C'était le commencement d'une nouvelle ère. Prés de moi, l'Amateur de Cravates était aux anges.

– C'est le plus beau jour de ma vie, répétait-il avec un sourire extatique, tout le monde va la porter.

Il avait raison. De tous les participants à cette scène, je devais être le seul à ne pas encore arborer l'insigne de notre accession à la Connaissance. Même les femmes, sans souci d'élégance, s'en étaient affublées.

Ce fut le début de ce que les livres d'histoire appelèrent - provisoirement – le " décollage ". On découvrit dans l'épave des milliers de conteneurs remplis chacun de millions de cravates. La distribution en fut très démocratique car ces morceaux de tissus, outre les connaissances qu'ils nous apportaient, semblaient accroître considérablement la qualité morale de leurs possesseurs. Bientôt, à quelques exceptions près, l'humanité entière fut pourvue. Il en résulta, il faut l'avouer, une magnifique floraison de la civilisation qui aurait dû convaincre tous les sceptiques. La faim, les guerres, les maladies, tout régressa et disparut. Les arsenaux nucléaires furent démantelés, l'unité politique de la planète obtenue en un temps record. Une sorte de communisme d'abondance s'instaura. Vint le jour - une fois maîtrisée une méthode de fabrication proche de la scissiparité - où chaque nouveau-né se vit remettre sa cravate à la naissance. L'éducation devint inutile. Nous nagions collectivement dans le bonheur. Dix années à peine s'étaient écoulées depuis le jour de l'attaque, qui était devenu, dans l'inconscient populaire, le " Jour de l'Aubaine ".

Comme tous les ans, pour commémorer ce tournant de l'histoire humaine, une émission spéciale réunissait tous les premiers bénéficiaires de " l'Aubaine ", sur les lieux mêmes de la " Révélation ".

D'abord, comme toujours, on rediffusa des extraits de l'émission originale, puis ce furent des reportages sur les principaux progrès réalisés dans tous les domaines depuis l'année dernière, enfin, clou du spectacle, l'allocution de notre vénéré Président, gloire éternelle de l'humanité, devenu le chef du gouvernement mondial.

Assis devant ma télé, le cou bien dégagé, j'écoutais d'une oreille distraite en me demandant pourquoi je restais l'un des rares réfractaires au port de la cravate. Cette attitude m'aurait coûté cher si la société n'était pas devenue aussi tolérante et même ainsi, j'avais payé d'une belle carrière mon opiniâtreté. J'apercevais sur l'écran, devenus d'importants fonctionnaires, de hauts dignitaires militaires ou des sommités scientifiques, les membres les plus infimes de notre premier petit groupe d'exploration. Je me versais à boire en me disant que je devais être le dernier alcoolique de cette terre et, pour cesser de m'apitoyer sur mon sort, je reportais mon attention sur les paroles du Président

– Dix ans, disait-il, dix ans ont suffi pour transformer cette planète en paradis. Dix ans et ceci. Il caressa sa cravate. Dix ans pour que ce qui aurait du être la pire des malédictions devienne la plus grande des bénédictions. Dix années pour progresser de mille. Un enthousiasme que je ne lui avais jamais connu le transportait. Il était rouge ; ses veines saillaient ; sa voix haletait. Dix années... sublimes... hoqueta-t-il. Les... dix... meilleures... Il s'interrompit. Il ne respirait plus qu'avec peine. Quelque chose n'allait pas. Le champ s'élargit. Debout un mètre à peine derrière le Président, le sourire aux lèvres, détendu, l'Amateur de Cravates le regardait étouffer. Dans un geste convulsif, désespéré, le grand-prêtre de la civilisation de la Cravate cherchait maintenant à se l'arracher. Sans succès. Tout à coup, après d'atroces secondes de cet abominable combat, il cessa la lutte et ses bras retombèrent, flasques, le long de son corps. Il était mort mais, comble d'horreur, il ne s'effondra pas et j'observai, fasciné, un profond sillon continuer de se creuser à la base de son cou, toujours plus profond, dégouttant d'un sang qui tachait le somptueux tissu meurtrier. Soudain, détachée du tronc par l'énorme force de constriction de ce qu'il s'était lui-même noué autour du cou, sa tête bascula sur le coté.

Le champ s'élargit encore. Des dizaines de décapités vacillants apparurent, entourant un amateur de Cravates hilare qui s'avança vers la caméra.

– Chère humanité, déclara-t-il, ce que tu viens de voir n'est qu'une infime partie de ce qui s'est passé ce soir. Tous les humains de quelque importance sont morts. Tous ceux dont l'intelligence aurait pu un jour nous causer quelque ennui. Vieillard, adulte, enfant ou bébé, mâle ou femelle, il ne reste plus sur cette planète d'humain pour concevoir un plan contre nous et si l'un d'entre vous osait s'en imaginer capable, il sait désormais le sort qui l'attend.

Les cadavres s'effondrèrent et les cravates, se dénouant d'elles-mêmes, se mirent à ramper en direction de l'orateur.

– Nous sommes vos maîtres, continua-t-il, vous vous êtes livrés à nous. Finis les beaux jours, nous allons maintenant vous faire agir à NOTRE convenance. Et n'escomptez nulle pitié, nulle reconnaissance pour votre soumission ou vos services. Songez au sort des traîtres que vous avez trouvé aux commandes factices de notre vaisseau et que vous avez pris pour nous. Voyez comment nous récompensons nos meilleurs serviteurs.

Une dizaine des cravates qui s'étaient approchées en silence, laissant derrière elles une trace baveuse et sanglante, se mirent à escalader le corps tétanisé du renégat et s'engouffrèrent dans sa bouche. Pendant quelques instants, rien ne se passa. Puis, partiellement libéré de l'emprise de sa cravate, il se mit à hurler tandis que des ondulations parcouraient sa poitrine et son abdomen. Enfin, après une longue et hallucinante torture qu'il subit dans la plus complète immobilité, paralysé par une volonté qui n'était pas la sienne, dix têtes - ou ce qui en tenait lieu à ces monstres – disposées comme sur une carte à jouer, surgirent de son corps, raides comme des lances.

Alors, roulant des yeux hallucinés mais d'une voix douce, il délivra la fin de son message.

– Nous sommes ici en vacances et nous allons nous amuser.

Et un visage que la vie avait enfin abandonné se mit à rire.


Le vieillard se tut et jeta un regard circulaire sur son auditoire. Autour du cou de chacun des sauvages, une cravate palpitait doucement, surveillant les pensées qu'avait pu faire naître un tel récit, prête à sévir. Mais nulle idée dangereuse ne traversa l'intelligence épaisse des brutes. Il n'y avait plus le moindre espoir.

– Ce fut le début de l'enfer, soupira le vieillard. Leurs divertissements, c'étaient la destruction, la guerre, le meurtre. Les rares réfractaires, comme moi, furent traqués, torturés. Mais quand l'un d'eux parvint à se nouer autour de mon cou, il périt. Je n'ai jamais supporté les cravates.




Lundi 12 Septembre 1996

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